dimanche 17 mai 2009

Herbes d'été

  Comme le haïku est un poème très court, il exige parfois des connaissances culturelles et historiques pour une bonne compréhension. Un des haïku les plus connus, “Herbes d'été” de Bashô est un bon exemple.

夏草や 兵どもが 夢の跡

なつくさや つはものどもが ゆめのあと

Natsukusa-ya tsuwamono-domo-ga yumé-no ato

Herbes d'été, trace d'un songe des guerriers.

    Les hiragana sont “corrects” ainsi. つわもの est une écriture après la réforme (catastrophique) de 1945, qui n'est pas appropriée à la transcription de la littérature classique*.

    D'abord, on jette un œil au caractère phonétique. Parmi ces dix-sept syllabes, il y a six syllabes avec la voyelle o, autant de a, quatre u et un seul é.
    Les premières cinq syllabes sont dominées par la voyelle a, les sept suivantes sont caractérisées par le o constant, et les dernière cinq font travailler la bouche avec quatre voyelles différentes. L'absence de i est remarquée.
    S'il la consonne aiguë ts apparaît deux fois au début, la seconde moitié est plutôt marquée par les consonnes nasales (le m, le n et le g, prononcé ng). On peut dire que la sonorité de ce haïku est très douce (a, o, m, n).

    Et puis, une certaine attention est demandée au vocabulaire utilisé.
    Le mot “tsuwamono” veut bien dire les “guerriers”, surtout à cause de l'utilisation de ce caractère chinois 兵, mais le mot lui-même signifie “homme fort et puissant”. On pourrait choisir les kanji 強者 pour le même mot.
    “Domo” est un suffixe qui montre le pluriel, qui n'est pas obligatoire à la grammaire japonaise ; il souligne le grand nombre des guerriers.
    “Yumé” est un songe et un rêve à la fois, et cela désignerait un projet vain jamais réalisé.
    Le mot “ato” est le plus problématique de ce haïku. Je dois le souligner surtout parce que ce genre de pseudo-homonymie n'existe pas en français. En japonais, le même mot est souvent désigné par de différents kanji, pour faire la distinction de plusieurs acceptions. On écrit tantôt 後 tantôt 跡 (ou encore 痕) pour le mot “ato”, mais ce ne sont pas des mots différents. C'est pour cela qu'on doit dire que ce sont des pseudo-homonymes.
    Le kanji utilisé ici signifie “trace, empreinte, vestige”, mais l'autre caractère 後 veut dire “temps postérieur, arrière, derrière”. On doit dire qu'un mot japonais porte plusieurs sens, et la distinction est montrée par l'emploi de caractères différents.

    Bashô a composé ce haïku à Hiraïzumi dans la région du Tôhoku (qui veut dire “Nord-Est”). Cette région était indépendante de facto de la politique centrale jusqu'à la fin du douzième siècle, bien que le premier “grand chef d'armée vainqueur des barbares” (seii-taï-shôgun) de l'histoire japonaise, Sakanoüé-no Tamuramaro, l'ait conquise au début du neuvième siècle. Le douzième siècle a vu la fin de l'empire dont la capitale était Kyôto, et le premier shôgunat de l'histoire a été fondé à Kamakura en 1192. Le shôgun, qui n'était jusque là que le chef de l'armée (opposée à l'empereur et aux aristocrates), se voit désormais dans le siège du chef d'État, dont le titre exact est seii-taï-shôgun. (Le mot shôgun signifie précisément le chef d'armée.)
    Minamoto-no Yoritomo, qui sera le premier shôgun chef d'État de l'histoire, a voulu chasser avant de fonder son shôgunat son premier rival qui n'était personne d'autre que son propre frère Yoshitsuné, très populaire parmi le peuple, à cause de son caractère gracieux et cultivé, contrairement à son aîné au tempérament sanguin et cruel. Yoshitsuné a demandé la protection auprès du seigneur Fujiwara de Hiraïzumi, qui portait le même nom que les aristocrates puissants de Kyôto, qui représentent l'âge d'or de cette capitale. (Pour le distinguer de Fujiwara de Kyôto, on l'appelle Ôshû-Fujiwara. Ôshû [province profonde] est l'ancien nom de la région. On suppose qu'il n'avait pas de parenté avec le clan de Kyôto, même si celui-ci se montrait protecteur du seigneur du nord au même nom.) A l'époque, Ôshû-Fujiwara était très riche et puissant, surtout grâce à l'exportation des pépites d'or, tandis que Kyôto tombait dans la décadence. (Certains pensent que l'image du Japon décrite comme un pays d'or par Marco Polo a été inspirée par le commerce d'or d'Ôshû-Fujiwara.) C'était bien la seigneurie la plus puissante du Japon à l'époque. Yoshitsuné, qui sera un héros favori de la littérature populaire, s'est suicidé à Hiraïzumi, mais Yoritomo qui craignait la puissance d'Ôshû-Fujiwara a détruit la seigneurie sous prétexte qu'elle avait protégé son frère ennemi Yoshitsuné. C'est juste après la chute d'Ôshû-Fujiwara que Yoritomo a fondé son shôgunat à Kamakura. (Je suis désolé que je répète toujours la même histoire dans ce blog...)
    Presque cinq siècles après la chute d'Ôshû-Fujiwara, Bashô, en fuyant la vie urbaine de la capitale Édo (ancien nom de Tôkyô), a voulu retrouver de la poésie dans la région désormais sauvage et pauvre, qui ne retrouvera jamais les prospérités d'Ôshû-Fujiwara. Il a visité le site pour y trouver seulement des herbes d'été, qui ne gardaient rien de la puissance légendaire. L'été est court comme un rêve dans la région du nord. Tout comme l'âge d'or d'Ôshû-Fujiwara, qui n'a duré que moins de cent ans. Les prospérités sont comme un songe, et ce songe était aussi un rêve des guerriers, qui croyaient qu'Ôshû resterait une seigneurie des plus puissante du Japon, qui pourrait rivaliser avec la capitale. Mais la région était délabrée et abandonnée par le pouvoir central à l'époque où le poète vivait. Le mot “ato” veut dire ici le “vestige de la cité”, mais il signifierait à la fois que le poète se trouve sur le site longtemps après (ato) la chute de la cité.
    Même à présent, la région du Tôhoku (anciennement Ôshû) est la plus pauvre du Japon, et les puissances d'antan restent toujours un rêve. Toutefois, Hiraïzumi est un site historique et touristique important. Même si le château a été détruit par les Minamoto, les temples (Môtsû-ji et Chûson-ji) nous font apercevoir la majesté de l'époque.
    Comme une anecdote, je peux ajouter que la secte Aum qui a perpétré un attentat meurtrier dans le métro de Tôkyô en 1995 était inspirée d'une histoire tout à fait improbable d'un pays indépendant dans cette région du Tôhoku (à Aomori) qui aurait prospéré au quatorzième siècle. C'est une région exceptionnelle au Japon qui pourrait inspirer les rebelles qui se lèvent contre le pouvoir central**. (En le disant, je ne cautionne pas du tout les terroristes.)

    Si on veut parler de ce haïku de Bashô, on ne doit pas négliger l'influence du poète chinois Du Fu (712-770) de l'ère de la dynastie Tang, particulièrement apprécié par les Japonais (qui l'appellent To Ho). Voici les premiers vers de son poème le plus connu au Japon.

國破山河在
城春草木深***

國破レテ山河在
城春ニシテ草木深

Kuni yaburété sanga ari.
Shiro haru-ni shité sômoku fukashi.

Le pays est ruiné, montagnes et fleuves subsistent.
La cité est au printemps, herbes et arbres sont touffus.

    Bashô a fait rimer son haïku avec ce poème que les Japonais aimaient réciter, qu'il citait furtivement dans la prose qui le précédait. Il emprunte l'idée de ce haïku au grand poète chinois qui regrettait son pays délabré en contemplant la ruine de la capitale Xian. Si ce haïku est très connu et apprécié, c'est qu'il représente le caractère humain de Bashô, qui manque aux autres haïjin doués pour la description comme Buson.
    (L'enseignement de la langue japonaise se divise en trois parties au lycée : japonais moderne, ancien japonais et lettres chinoises. Ces “lettres chinoises” (kanbun) sont une autre discipline que la littérature chinoise proprement dite. Il s'agit d'une étude de la littérature chinoise classique adoptée par les Japonais, avec toutes les annotations. Aucune connaissance de la langue chinoise n'y est exigée, mais il faut savoir comprendre le système des annotations****. Quoi que les gens prétendent, je peux dire sans aucune hésitation que les Japonais contemporains sachent plusieurs poèmes chinois par cœur, mais aucun poème occidental. Ce n'est peut-être pas faux de dire que beaucoup de Japonais modernes adorent l'Occident et n'aiment pas la Chine, mais cette préférence reste vaine. Ils sont toujours profondément et essentiellement imprégnés par la culture chinoise.)

* Si j'utilise la transcription Hepburn modifiée dans ce blog, c'est seulement pour ne pas déconcerter les lecteurs. Le rôma-ji Hepburn, transcription phonétique à l'anglaise et nullement grammaticale, n'est carrément approprié à rien. Il paraît que certains s'imaginent que la transcription Hepburn soit “correcte”, mais il faut qu'ils sachent : Le rôma-ji Hepburn n'est même pas le rôma-ji que les écoliers apprennent dans l'éducation japonaise. Ils apprennent le rôma-ji appelé kunrei, qui est plus grammatical, voire plus scientifique que Hepburn. Le rôma-ji Hepburn n'est que la transcription qu'on utilise par pure convention, malheureusement adoptée par le ministère des affaires étrangères pour le passeport. Il est vrai que le rôma-ji Hepburn soit largement utilisé également dans le domaine de la cartographie, mais tout cela ne veut pas dire que c'est une bonne méthode de transcription. La transcription kunrei, bien meilleure que Hepburn, et mieux appropriée à l'apprentissage du japonais, n'a pas d'irrégularités comme ch, sh, ts, f, j.
    Ce système de transcription appelé Hepburn est marqué par le temps en plus. Même comme une transcription phonétique, il a désormais des défauts. Il ne faut pas s'étonner si les Japonais ne prononcent pas le f quand ils prononcent le nom du Mont Fuji (Huzi, selon la transcription kunrei). A l'époque de Hepburn, les Japonais prononçaient encore le f avant la voyelle u, mais la consonne a dorénavant disparu. Le f s'est graduellement transformé en h, et Hepburn assistait à la période de transition. Cette lettre f n'a plus aucune raison, sinon historique, de se trouver dans la transcription de la langue japonaise. (Les phonéticiens ne seraient peut-être pas d'accord avec moi.)
    On aurait dû transcrire cette consonne plutôt par le ph que par le f, car ce n'était pas une consonne labio-dentaire mais labiale. Le son s'est transformé du p au h, en passant par le f (ph). Si la prononciation du hiragana ば est ba, c'est que は était pa à l'origine. On a dû réinventer ぱ (pa), parce que la consonne p a été perdue à cause de ce changement. Il est normal que cette consonne est rare dans la langue japonaise, puisqu'elle a disparu une fois.
    Je ne dis pas non plus que le rôma-ji kunrei soit la transcription correcte. La transcription correcte du japonais n'existe pas, tout comme pour l'arabe et le russe. Il n'y a aucune raison que les francophones respectent la méthode Hepburn, inventée par un missionnaire anglais. C'est franchement ridicule pour moi. Pour éviter la tragédie du mot kamikaze, il faut au moins que les francophones modifient ce maudit rôma-ji. Si vous écrivez Pouchkine en pensant au grand écrivain russe Pushkin, vous avez raison de préférer le souchi au sushi (le mot est susi selon le rôma-ji kunrei). L'absurdité apparente de cette phrase est bien voulue. C'est un non-sens de dire que l'écrivain russe s'appelle Pushkin, mais pas Pouchkine, tandis que son vrai nom est écrit en lettres cyrilliques. Pour la transcription des mots japonais, c'est pareil. Si vous croyez vraiment que la transcription gaijin est plus correcte que gaïdjin, vous acceptez tout simplement la suprématie anglo-saxonne. La méthode kunrei, que les écoliers apprennent aux écoles élémentaires, veut que ce mot soit transcrit comme gaizin. Pourquoi préférer la transcription anglo-saxonne à la politique d'éducation japonaise ?
    Il y a une vingtaine de systèmes de rôma-ji, et les tentatives d'amélioration ne sont pas rares. Dire que la transcription Hepburn est le rôma-ji correct est très loin de la réalité, et c'est tout simplement un grand mépris pour les gens qui font leurs efforts pour trouver une meilleure méthode de transcription. La réalité est qu'il n'y a que les gaijin qui respectent bien le système Hepburn! Vous pouvez toujours utiliser le rôma-ji Hepburn, mais il faut que vous sachiez que ce n'est qu'une convention. Si vous ne l'aimez pas, vous pouvez inventer un système français pour la transcription. À mon avis, il le faut. Qu'est-ce que vous attendez ?

** On pourrait dire que la région du Tôhoku (“Nord-Est”) restait une région plus ou moins insoumise jusqu'à la fin du seizième siècle. Hidéyoshi, qui a été nommé “grand shôgun vainqueur des barbares” après cent ans de guerre civile, se vante d'avoir conquis cette région dans une lettre. Ce qui attire notre attention dans cet écrit est le nom qu'il utilise pour désigner le Nord-Est. Il parle de Hinomoto [“Finomoto” à l'époque], qui veut dire “Là où se lève le soleil”. Ce mot est bien la lecture kun-yomi des kanji 日本 (Nihon [Nifon] ou Nippon), le nom du pays. Si vous réfléchissez bien un moment, vous pouvez facilement imaginer que le nom “Soleil Levant” ne peut être l'appellation inventée par un Japonais vivant au Japon. Effectivement, le soleil se lève dans la direction du Japon, si on se trouve en Chine. Mais pour les Japonais, le soleil se lève dans l'océan pacifique... Ainsi peut-on penser qu'à l'époque de Hidéyoshi, le mot Nihon [Nifon] ou Nippon était loin d'être utilisé comme le nom du pays, et le Soleil Levant désignait justement la région du Nord-Est pour quelqu'un comme Hidéyoshi, un homme inculte de l'Ouest du Japon. Je crois que, s'il avait eu de la culture chinoise, il n'aurait pas utilisé le mot Hinomoto (“Là où se lève le soleil”) pour désigner la région du Nord-Est.
    (Il y a des gens qui prétendent que la prononciation Nippon est plus correcte que Nihon, parce que celle-là est plus ancienne que celle-ci. Je ne comprends pas bien la logique. Dans ce cas-là, vaut-il mieux parler l'ancien japonais que le japonais moderne ? À mon avis, Nippon est tout simplement une appellation plus patriotique que Nihon.)

*** Voici le poème complet.

春望

國破山河在 
城春草木深 
感時花灌涙 
恨別鳥驚心 
烽火連三月 
家書抵萬金 
白頭掻更短 
渾欲不勝簪 

**** Les annotations des lettres chinoises sont toujours en katakana. On ne doit pas oublier que c'était l'emploi principal des katakana. Si vous croyez que les katakana ne sont pas importants dans l'apprentissage de la langue japonaise, c'est que vous ignorez l'importance des lettres chinoises dans la civilisation japonaise.


2 commentaires:

chris a dit…

Bonjour,

Un article intéressant sur Bashô, qui rejoint l'excellent travail réalisé par Alain Walter.

Pour le romaji, je serais plus que circonspect:

Le romaji est effectivement une transcription conventionnelle (comme le pinyin je suppose)- et du point de vue de la langue japonaise, cela n'a pas de sens de parler de "romaji correct ou incorrect".

Mais il faut bien une convention internationale de transcription afin que tous puissent se comprendre dans le monde à propos du japonais. Il n'y a en fait aucune acceptation de suprématie anglo-saxonne mais un raisonnement pratique à la base de tout cela.

Je verrais ainsi avec horreur le "souchi" remplacer le terme "sushi" (et voir son équivalent russe, portugais, norvégien...). Une vraie tour de babel.

Je pense en fait qu'il ne faut pas créer de nouveaux systèmes de transcriptions, même s'il est possible d'améliorer les existants ou de s'interroger si le hepburn ne devrait pas être remplacé par le kunrei.

Matyi a dit…

Peut etre il n'a pas de sens de parler de romaji correct ou incorrect, ma il y en a de parler de romaji "plus" ou "moins" correcte du point de vue de la langue japonaise. Il faut dire que le systeme kanji-kana est aussi une convention, ce n'est pas qu'il soit plus "correct" du romaji.
La prédominance du Hepburn est bien sur une question de suprémacie anglosaxonne, mais c'est aussi qu'il est plus ancien du Nipponsiki/Kunrei, qui n'est pas réussi à le substituer parce que les Japonais pour la plupart ne voient le romaji que comme un moyen pour permettre aux étrangers de lire quelques mots japonais, donc ils croient que dans cet aspect le Hepburn soit plus approprié. Et aussi il y a la quéstion du ち et つ que maintenant beaucoup de gens ne sentent pas comme "ti" et "tu" parce que ティ et トゥ se sont biens répandus.