lundi 29 décembre 2008

Papillon, mon compagnon de route

 Une lectrice a trouvé un haïku de Masaoka Shiki, traduit en français, et m'a demandé si je ne connaissais pas la version originale. La traduction est comme ceci:
Au papillon je propose
D'être mon compagnon
De voyage.
 C'était facile de trouver le haïku original. Vous pouvez lire tous les haïkus de Shiki dont le sujet est le papillon sur ce site (japonais).
道づれは胡蝶をたのむ旅路哉 Michizuré-wa kochô-o tanomu tabiji-kana
 L'histoire peut finir là, mais je m'arrête pour réfléchir un peu sur la traduction. Elle n'est pas forcément incorrecte, mais insuffisante à mes yeux.
 Je pourrais modifier la version originale, pour qu'elle corresponde à cette traduction française.
道づれを胡蝶にたのむ旅路哉 Micizuré-o kochô-ni tanomu tabiji-kana
 Dans ce cas-là, ce petit poème veut dire "Ah! Mon voyage qui demande au papillon d'être mon compagnon". Mais cela ne peut être un haïku de Shiki. Les deux particules を (-o) et に (-ni) sont des enclitiques qui montrent le cas grammatical, et il n'y a aucune ambiguïté syntaxique. Le mode du verbe tanomu (demander) est l'adjectif verbal dans cette version modifiée, relié au nom tabiji (itinéraire).
 La similitude de l'indicatif et l'adjectif verbal ne pose généralement pas de problèmes d'interprétation. Si le verbe se situe immédiatement devant un nom, c'est l'adjectif verbal (走る男 hashiru otoko, l'homme qui court). S'il se trouve à la fin de la phrase, il s'agit de l'indicatif (男は走る otoko-wa hashiru, l'homme court).
 Mais pour ce haïku de Shiki, tanomu, qui se situe devant un substantif, ne peut être l'adjectif verbal. Cela constituerait une phrase absurde.
道づれは 胡蝶をたのむ旅路哉 Mon compagnon de route, c'est mon itinéraire qui demande le papillon.
 Le compagnon de route de Shiki ne peut être son itinéraire lui-même, mais le papillon. Par conséquent, il faut penser que le verbe tanomu est l'indicatif, est qu'il y a une césure nette après ce mot.
道づれは胡蝶をたのむ 旅路哉 Je me fie au papillon, mon compagnon de route. C'est mon voyage.
 L'acception moderne de ce verbe est "demander, proposer", mais je crois qu'on doit le comprendre dans le sens un peu ancien "se fier, suivre" (たよる tayoru en japonais moderne). On peut supposer une omission avant tabiji-kana, qui puisse relier la rupture.
 Et le génie de Shiki consiste bien dans cette ambiguïté syntaxique. Si on prenait le verbe tanomu comme l'adjectif verbal, le haïku ne voudrait rien dire, mais c'est ce que le lecteur ordinaire fait sans trop réfléchir à la syntaxe. Il ne s'aperçoit pas qu'il y a une césure après tanomu, et cette équivoque met en relief l'emploi du mot poétique kochô (papillon), qui est lié au rêve dans l'imaginaire populaire. 胡蝶の夢 kochô-no yumé, "le rêve du papillon" est l'histoire très connue de Zhuang Zi. (Je considère ici le verbe tanomu comme l'indicatif. C'est mon hypothèse, qui ne serait pas crédible par hasard.)
 Cependant, on peut croire que c'est un haïku d'un seul trait, sans aucune césure. Vous pouvez ajouter に (-ni) avant -wa pour clarifier le sens.
道づれ(に)は胡蝶をたのむ旅路哉
 Dans ce cas-là, l'adjectif verbal est possible à nouveau, mais j'ai l'impression que ce serait assez maladroit comme une composition de haïku. Je préfère garder l'équivoque de -wa, qui provoquerait une sorte d'anacoluthe, si le verbe était considéré comme l'adjectif verbal.
 J'ai bien dit que la traduction proposée n'était pas forcément incorrecte. C'est que le traducteur peut bien prendre la liberté afin que la traduction soit naturelle. De toute façon, la différence sémantique n'est pas trop sensible.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour,

Un article très intéressant.

Merci.

Mounir Allaoui a dit…

je suis moi aussi très impressionné.